Souvenirs
d'un paysan du XIXè siècle: mon grand-père |
Jadis
on sortait rarement. Le soir, à la veillée, devant un bon feu de
cheminée, les vieux contaient les histoires d'autrefois, récits
évocateurs d'un temps où il n'y avait ni chemin de fer, ni autos, ni
lumière électrique, où livres et journaux étaient un luxe à la
portée des seuls bourgeois. Que n'ai-je pu, quand j'étais un enfant
curieux, émerveillé de tout, recueillir les souvenirs de mon
grand-père!... |
J'accompagnais
souvent le vieillard à ses travaux des champs. C'était dans une terre en
pente raide où l'on accédait par un chemin creux, entre deux haies de
noisetiers sous une voûte d'arbres penchés que défendaient des buissons
fous. Je me sentais chez moi, sur le flanc de cette vallée aux pentes
creusées comme des traînées de bure, à l'ombre épaisse des châtaigniers
et des noyers, où l'on respirait une bonne odeur d'herbe et de terre. |
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En
bas, le champ était bordé de vernes et de fayards, et sur le bord mélancolique
d'un tout petit étang — d'une « serve », comme on dit chez nous —
quelques saules cendrés frissonnaient dans le grand silence des choses. |
Durant les longues veillées d'hiver, aux lueurs dansantes de l'âtre, dans la cuisine aux murs noircis de fumée, quand un vent aigre se lamentait aux fenêtres mal jointes, il disait les misères des foyers d'autrefois, leurs humbles joies compensant bien des peines, les incertitudes des récoltes, l'entr'aide paysanne qui ne manquait jamais. Assis dans un vieux fauteuil dépaillé, son bâton près de lui, il égrenait comme une mélopée traversée de longs silences, et ce récitatif nostalgique, sans éclats de voix, sans inflexions brusques, se situait hors du temps et de l'espace, donnant l'impression de pénétrer dans les couches souterraines d'un autre âge. Jamais aucun journal n'avait passé par ses mains; il ignorait le nom des maîtres qui, au cours de sa longue vie, avaient gouverné la France; mais il énumérait sans faute les hivers redoutables où le pain de seigle, le pain noir, seul connu des chaumières, était rare, où la neige bloquait les portes basses, où l'on restait au lit des journées entières, faute de pouvoir allumer du feu et pour économiser de maigres provisions. Sur la trame inusable des souvenirs précis se brodaient en images pittoresques le coutumier des anciens temps, les généalogies des familles, leurs disputes et leurs accords, les lois immuables de la culture et les symboles du ciel. Il avait traversé tout le XIXè siècle, peinant dur à creuser des sabots dans les bois, content de peu et nullement jaloux de la prospérité des autres, solide comme nos rocs de granit, sans qu'une seule fois la maladie l'eût étendu, ne fut-ce qu'un jour, sur son lit. |
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Mais entre toutes les veillées d'hiver, j'aimais celles où l'on cassait et triait les noix, et pour tout l'or du monde, ces soirs-là, je n'aurais consenti à me coucher après souper. Il venait de la compagnie, vieilles gens du voisinage, parents et amis, enchantés de bavarder pendant deux ou trois heures, et d'ouvrir à nos curiosités enfantines tout un arsenal de légendes, où feux follets, chasse maligne et loups-garous tenaient le premier rang. Le feu ronflait gaiement, comme pour narguer la pluie, le brouillard ou la neige précoce. Une grande table, d'ordinaire appuyée au mur, était tirée au milieu de la cuisine; un sac de noix s'appuyait au vieux fauteuil de mon grand-père, et l'on préparait des récipients pour recevoir les noyaux. |
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Les
voisins arrivaient par couples, le vieux avec sa vieille, celle-ci
apportant sa quenouille pour filer. On échangeait quelques mots de
bienvenue dans un bruit prolongé de sabots traînant sur le carreau; en
attendant les retardataires, tout le monde prenait un air de feu. Gazette
piquante du village, les bonnes femmes détaillaient chaque incident des
jours passés, répétaient les commérages avec des mines apitoyées ou
de grands airs d'indignation, prenant à témoin les hommes, qui ne
répondaient pas. Eux restaient sur leur chaise, le buste en avant, la
tête penchée, les mains tendues vers le foyer. Une lumière inégale et
dansante sculptait les traits rudes et semblait allonger les barbes
broussailleuses, pendant que les ombres noires, énormes, s'agitaient sur
le mur, envahissant le plafond. Cela durait parfois une demi-heure
jusqu'à ce que tout le monde fût arrivé. |
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