Souvenirs d'un paysan du XIXè siècle: mon grand-père
(extrait du livre En montagne bourbonnaise au bon vieux temps, de Léon Côte (1958)

Jadis on sortait rarement. Le soir, à la veillée, devant un bon feu de cheminée, les vieux contaient les histoires d'autrefois, récits évocateurs d'un temps où il n'y avait ni chemin de fer, ni autos, ni lumière électrique, où livres et journaux étaient un luxe à la portée des seuls bourgeois. Que n'ai-je pu, quand j'étais un enfant curieux, émerveillé de tout, recueillir les souvenirs de mon grand-père!... 
Ce vieillard né sous Louis XVIII, en 1822. était l'histoire vivante du pays. Sa peau recuite, par-cheminée, comme froissée en rides innombrables, semblait porter les traces des jours très durs vécus dans les huttes de sabotiers, au fond des bois. Un collier de barbe grise, à l'ancienne mode, lui cerclait le visage; des sourcils en broussaille ne parvenaient pas à lui donner l'air farouche; ses yeux qui avaient tant vu, ses pauvres yeux décolorés, humides, noyés de brume, semblaient toujours regarder, très loin dans le passé, de très anciennes gens ou de très vieilles choses. Il avait vu... il avait retenu... Il savait en détail toutes les coutumes d'autrefois. 
Par sa mère, qui avait fait sa première communion dans une grange, au temps de la Terreur où les prêtres se cachaient au fond des bois, il remontait aux luttes de la Révolution, et le curé octogénaire qui lui avait enseigné le catéchisme était le même que les Jacobins locaux avaient traqué deux ans sans pouvoir l'arrêter. Ces âges qui me semblaient fabuleux demeuraient pour lui le présent. 
Né dans un hameau perdu qu'on appelait le Point du Jour, il n'était jamais allé à l'école et, de sa vie, ne sut lire ou écrire; mais ce paysan avait une finesse native, un esprit d'observation, une verve narquoise et drue, servie par un bonheur d'expressions qu'auraient pu lui envier bien des gens cultivés. Sa mémoire étonnamment fidèle avait enregistré, conservé, mis en ordre tout ce qu'il avait vu ou entendu. Il s'exprimait toujours en patois du pays et les vieux termes pittoresques, les proverbes rustiques, les évocations de sa jeunesse prenaient un relief singulier dans sa bouche. 
Je buvais ses récits qui m'apportaient tout le mystère des légendes. Pourtant ils étaient véridiques, car de tous les souvenirs, ce sont les plus anciens, les tout premiers, qui s'enracinent au cœur de l'homme et demeurent les plus vivaces.

J'accompagnais souvent le vieillard à ses travaux des champs. C'était dans une terre en pente raide où l'on accédait par un chemin creux, entre deux haies de noisetiers sous une voûte d'arbres penchés que défendaient des buissons fous. Je me sentais chez moi, sur le flanc de cette vallée aux pentes creusées comme des traînées de bure, à l'ombre épaisse des châtaigniers et des noyers, où l'on respirait une bonne odeur d'herbe et de terre.

En bas, le champ était bordé de vernes et de fayards, et sur le bord mélancolique d'un tout petit étang — d'une « serve », comme on dit chez nous — quelques saules cendrés frissonnaient dans le grand silence des choses.
Et mon imagination galopait, galopait... car une foule d'histoires vécues, et pourtant toujours neuves, peuplait notre solitude. Des physionomies touchantes ou rudes se dressaient alors en relief devant mes yeux d'enfant qui, parfois, se fermaient de plaisir pour les mieux contempler. Le cher homme avait, dans ses évocations, la manière expressive et fruste des imagiers du Moyen Age, leur réalisme volontiers narquois. Ce qu'il contait n'était pas très académique, mais son vocabulaire assez restreint n'était ni fade ni abstrait, et ses esquisses valaient bien des portraits. Tête solide abritant une mémoire fidèle, comme il arrive d'ordinaire aux êtres qui n'ont jamais quitté leur village, il se laissait feuilleter comme un grand livre ou-vert, tout plein des traces du passé. Entretiens merveilleux, entretiens féeriques de ce vieillard simple et sans lettres, comme je voudrais pouvoir vous ranimer et vous fixer en égrenant ces souvenirs, tels que vous m'apparaissiez dans la simplicité de mes dix ans! Par vous j'ai senti avant de le comprendre, que la voix des morts se prolonge sur la terre où ils vécurent et garde un écho dans les cœurs tant que subsiste un vivant qui conserve ces images et ces paroles. Quand un vieillard s'en va, il entraîne avec lui dans sa fosse tout un pan du passé, tout un cortège d'ombres dont le souvenir ne restait que par lui : c'est ainsi que les anciens du village meurent une seconde fois. Ainsi ce patriarche se penchait sur son passé: son existence lui apparaissait comme un chemin sinueux de nos montagnes, un long chemin peuplé de laboureurs, de sabotiers, d'artisans, d'aïeules si lointaines que leurs traits demeuraient indistincts, avec un bruit sourd de chariots, un piétinement confus de bêtes domestiques, des courses d'enfants rieurs, des chansons lancées à pleine voix en traçant un sillon. Ce cortège de fantômes qui d'abord n'avait été perceptible que pour lui, s'animait autour de moi, créant cette atmosphère de merveilleux que l'enfance recherche et amplifie dans les années éblouissantes qui précèdent l'âge ingrat.

Durant les longues veillées d'hiver, aux lueurs dansantes de l'âtre, dans la cuisine aux murs noircis de fumée, quand un vent aigre se lamentait aux fenêtres mal jointes, il disait les misères des foyers d'autrefois, leurs humbles joies compensant bien des peines, les incertitudes des récoltes, l'entr'aide paysanne qui ne manquait jamais. Assis dans un vieux fauteuil dépaillé, son bâton près de lui, il égrenait comme une mélopée traversée de longs silences, et ce récitatif nostalgique, sans éclats de voix, sans inflexions brusques, se situait hors du temps et de l'espace, donnant l'impression de pénétrer dans les couches souterraines d'un autre âge. Jamais aucun journal n'avait passé par ses mains; il ignorait le nom des maîtres qui, au cours de sa longue vie, avaient gouverné la France; mais il énumérait sans faute les hivers redoutables où le pain de seigle, le pain noir, seul connu des chaumières, était rare, où la neige bloquait les portes basses, où l'on restait au lit des journées entières, faute de pouvoir allumer du feu et pour économiser de maigres provisions. Sur la trame inusable des souvenirs précis se brodaient en images pittoresques le coutumier des anciens temps, les généalogies des familles, leurs disputes et leurs accords, les lois immuables de la culture et les symboles du ciel. Il avait traversé tout le XIXè siècle, peinant dur à creuser des sabots dans les bois, content de peu et nullement jaloux de la prospérité des autres, solide comme nos rocs de granit, sans qu'une seule fois la maladie l'eût étendu, ne fut-ce qu'un jour, sur son lit.

Mais entre toutes les veillées d'hiver, j'aimais celles où l'on cassait et triait les noix, et pour tout l'or du monde, ces soirs-là, je n'aurais consenti à me coucher après souper. Il venait de la compagnie, vieilles gens du voisinage, parents et amis, enchantés de bavarder pendant deux ou trois heures, et d'ouvrir à nos curiosités enfantines tout un arsenal de légendes, où feux follets, chasse maligne et loups-garous tenaient le premier rang. Le feu ronflait gaiement, comme pour narguer la pluie, le brouillard ou la neige précoce. Une grande table, d'ordinaire appuyée au mur, était tirée au milieu de la cuisine; un sac de noix s'appuyait au vieux fauteuil de mon grand-père, et l'on préparait des récipients pour recevoir les noyaux.

Les voisins arrivaient par couples, le vieux avec sa vieille, celle-ci apportant sa quenouille pour filer. On échangeait quelques mots de bienvenue dans un bruit prolongé de sabots traînant sur le carreau; en attendant les retardataires, tout le monde prenait un air de feu. Gazette piquante du village, les bonnes femmes détaillaient chaque incident des jours passés, répétaient les commérages avec des mines apitoyées ou de grands airs d'indignation, prenant à témoin les hommes, qui ne répondaient pas. Eux restaient sur leur chaise, le buste en avant, la tête penchée, les mains tendues vers le foyer. Une lumière inégale et dansante sculptait les traits rudes et semblait allonger les barbes broussailleuses, pendant que les ombres noires, énormes, s'agitaient sur le mur, envahissant le plafond. Cela durait parfois une demi-heure jusqu'à ce que tout le monde fût arrivé. 
Alors on s'installait autour de la table et la conversation prenait son rythme, d'un seul coup. On évoquait la vie des sabotiers et des charbonniers en forêt, leurs misérables huttes de terre et de branchages, le cadre de bois, garni de feuilles sèches avec une mauvaise paillasse qui servait de couchette, le panier de vivres que la ménagère préparait chaque dimanche pour son homme, et qui contenait un peu de lard, des pommes de terre, du pain noir, menu hebdomadaire fait pour tromper la faim de ces rudes travailleurs plutôt que pour les rassasier. Pour unique boisson, ils avaient l'eau de source, car le vin était un luxe et le pain blanc plus encore: c'est ainsi que j'appris quel cadeau traditionnel les parrains faisaient à leurs filleuls au nouvel an: un " michon " de beau pain doré, croustillant, dont le boulanger du village avait préparé une ample provision pour la Saint-Sylvestre. 
Toutes les antiques légendes transmises depuis des siècles, d'une génération à l'autre, défi-laient, embellies, augmentées de variantes qui faisaient ressortir l'ingéniosité des conteurs. Il n'y manquait ni le loup qui parle, ni le renard aux ruses innombrables, ni le chien qui hurle à la mort près du cimetière; les revenants, drapés dans leur suaire et glissant sur la neige, étaient un accessoire attendu, ainsi que les brigands parcourant la campagne. Le souvenir de Mandrin était resté vivace dans le pays, et l'on parlait encore de cachettes mystérieuses où le fameux contrebandier avait dissimule ses trésors; malheureusement personne n'en pouvait préciser l'emplacement. Et les sorciers? Que ne disait-on pas de leurs grimoires bourrés de formules magiques? On détaillait leurs recettes, leurs talismans, leurs poisons, leurs philtres; on disait leurs vengeances poursuivant certaines familles pendant plusieurs générations. Sans doute les vieux que j'écoutais ne parlaient pas du temps où les sorcières chevauchaient un manche a balai pour se rendre au sabbat, où l'on passait des contrats avec le diable surgi sous la forme d'un bouc ou d'un bélier noir. Mais la croyance aux " jeteux de sorts " restait vivace. 
Et si l'on en parlait avec trop d'insistance, les femmes effrayées s'efforçaient de changer la conversation, quitte à y revenir au bout d'un moment: cela satisfaisait le besoin séculaire de merveilleux qui a toujours hanté l'imagination des foules. Chacun débitait son histoire, celui-ci sur un ton sourd et mesuré, cet autre avec des éclats de voix coupés de silence pesant, où l'on n'entendait plus que le bruit des coquilles cassées. Ces récits disparates, inégalement évocateurs, nourrissaient mon imagination avide de lectures et suppléaient aux livres que j'aurais bien voulu me procurer, mais qui coûtaient trop cher et qu'il aurait fallu chercher trop loin. 
Et les Brandons!... Le dimanche après Carnaval, à la nuit tombante, la montagne s'illuminait de mille feux dont quelques-uns à l'extrême horizon, paraissaient se confondre avec les étoiles. Dans le moindre hameau on faisait flamber le " figot ", qui pétillait, lançant des gerbes d'étincelles, au grincement des vielles, au son aigrelet des musettes, parmi les clameurs des jeunes. 
Ce n'était pas mince besogne que préparer un figot, surtout quand on le voulait gros et capable de durer longtemps. Autour d'un mât de sapin très droit, on enroulait de la paille, de la bruyère, des fagots de petits bois, chacun apportant ce qu'il pouvait offrir; et cela faisait un pittoresque défilé de jeunes gens qui transportaient, en brouette ou sur leur dos, les bottes de paille offertes par les métayers. Au sommet du mât, on piquait un mannequin et, la nuit venue, on allait en cortège présenter le brandon garni de rubans au jeune couple le plus récent, car les nouveaux mariés seuls avaient le droit de donner le signal de la fête en allumant le feu.

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