Les légendes de Marie-Madeleine et de Marie des bois
(extrait du livre En montagne bourbonnaise au bon vieux temps, de Léon Côte (1958)

Comme les Bois Noirs, la Madeleine tapisse ses sommets de bruyères et ses pentes d'airelles, qui poussent dans les sapinières panachées de hêtraies. En un mot, c'est un pays rude, escarpé, de population disséminée, où, pendant l'hiver, la bise se déchaîne inter-minablement. Elle balaye la neige; et ses tourmentes glacées entassent par endroits des congères épaisses, bloquant pour de longs jours des hameaux et des fermes isolées. Jadis, les demeures étaient petites, mal éclairées, couvertes de chaume.

Elles comprenaient l'étable et une pièce unique entourée de lits clos. Il n'y avait pas d'étage, mais un grenier où l'on entassait le foin. Aujourd'hui la chaumière agrandie, embellie, est devenue maison couverte de tuiles ou d'ardoises ; il y a des chambres au premier, des granges-étables dans la cour. L'aspect demeure sévère ; le confort est peu connu, mais on vit mieux. 

Les charmes de l'été y sont à l'échelle humaine, parmi des journées suaves, sous un ciel très pur, où l'on peut s'étendre sur un tapis de gazon parsemé de fleurettes et de gentianes hautes sur tiges. On n'a que l'embarras du choix dans ce fouillis de coudriers, de hêtres et de sapins, crevassé par les zébrures profondes des rivières ; et l'on peut y rester des heures, plongé dans une rêverie heureuse. Puis quand les ombres s'allongent, qu'on sent la fraîcheur, il faut à regret quitter cette solitude pour rejoindre l'agitation des hommes.
De ci, de là, parmi ses bois et ses ravins, la Madeleine offre à la curiosité du flâneur un grand nombre de hautes pierres énigmatiques, sur lesquelles d'après la tradition populaire, les druides, avant la conquête des Gaules par César, sacrifiaient leurs prisonniers. Certains de ces rochers ont abrité des fées, qui affectionnaient surtout les fontaines limpides jaillissant du granit, et qui donnaient aux eaux des propriétés magiques pour guérir certaines maladies ou procurer un mari aux filles en mal d'amour. D'autres gardent le souvenir d'un saint ermite ou d'une pénitente comme cette Marie des Bois, tantôt sainte et tantôt fée, qui aurait vécu dans la forêt de l'Assise pendant de longues années, se nourrissant uniquement de racines, d'eau claire et de fruits. 
Quand vous montez par le village de Charrier, après avoir franchi la Besbre dans une gorge profonde, vous abordez l'Assise par la vieille route des Gardes, qui conduit à la maison forestière de l'Etat et de là au massif granitique appelé la Pierre du Jour. C'est une sorte de table marquant le sommet des monts de la Madeleine. Nos aïeux les Gaulois y adoraient le soleil, et une légende gracieuse ajoute que la Vierge Marie ayant voulu traverser la Montagne bourbonnaise, s'arrêta en ce lieu, et après y avoir prié pour les pauvres gens du pays, se lava le visage dans une cavité du roc, appelé depuis lors cuvette de la Vierge. En souvenir de cette nuit mémorable, l'eau n'y tarit jamais et possède toujours la propriété de soulager les malades. 
C'est une des innombrables légendes populaires, écloses à chaque pas, des Celtes millénaires à la Révolution française et qui mêlent la féerie médiévale à la mythologie païenne, avec des déesses qui sont aussi des saintes, des magiciens que le diable conduit, les géants batailleurs qui se livrent des duels sans merci. On y voit régulièrement quelque baron scélérat commettre les pires atrocités, sans re-mords, riant aux clameurs d agonie de ses victimes, bravant les malédictions divines et humaines. Et l'histoire se déroule dans la pure tradition des romans noirs. Il n'y manque ni l'assaut donné au manoir sans défense, ni le traître livrant le secret des souterrains, ni le sac d'un couvent, dont les moines et les nonnains subissent d'affreuses violences avant d être branchés ou décapités Bien entendu, le massacre est suivi d'une orgie dans l'église profanée où truands et ribaudes, après avoir jeté les hosties boivent dans les calices, et blasphèment et chantent d'horribles refrains- La tempête au dehors fait rage et soudain une voix grave, une voix d'outre tombe domine les rafales du vent déchaîné, pour annoncer au chef des scélérats que la mesure est comble et que la vengeance divine approche.

" Pense à ton âme, maudit, si tu en as une,"" dit la voix sépulcrale, dans un silence d'épouvante. Et l'on voit le misérable se lever, hagard, sans tourner la tête ni regarder ses hommes dégrisés. Comme un automate comme un aveugle conduit par l'invisible main du châtiment, il sort et trouve dans la cour d'honneur un étalon fougueux que maîtrise à grand'peine un écuyer aux yeux de braise et tout de noir vêtu. 

Sans mot dire et d un bond, le sire enfourche la monture qui piaffe et tous deux se perdent à jamais dans la nuit infernale. Un cri d'angoisse, un long ricanement du diable qui tient sa proie : tout est fini Tels étaient les récits qui nous faisaient frémir, le soir, à la veillée. 
Un peu plus loin que la Loge des Gardes, où coule une source glacée, quatre degrés, hiver comme été, on trouve à l'Est le champ des Tombes, un plateau où des troupes durent s'affronter en des temps très anciens, car on y a trouvé des squelettes et des tronçons d'armes qui semblent remonter à l'époque des premiers ducs de Bourbon. 
Jadis s'élevait en plein cœur de l'Assise une chapelle dédiée à Sainte Madeleine, la pécheresse convertie par le Christ. Suivant une légende à peu près oubliée, la sainte, débarquée à Marseille avec Lazare de Béthanie, sa sœur Marthe, sa servante Sara, aurait abandonné ses compagnons à l'endroit où Marthe vainquit la Tarasque et, remontant le Rhône, aurait traversé le Forez, pour terminer sa vie sur les monts solitaires qui ont gardé son nom. 
Que vaut cette tradition millénaire? Sans doute pas plus que toutes les autres qui ont fait vivre et mourir Madeleine pénitente avec d'identiques détails, en divers points du territoire des Gaules. 
De tous les points de la montagne on venait en pèlerinage à cette chapelle le 22 juillet, jour de la fête liturgique. Et c'était un peu, comme en d'autres endroits la procession de saint Roch, pour demander à Dieu de bénir le bétail et les fruits de la terre, ou bien pour implorer la pluie dans les étés trop secs. Depuis longtemps cela n'est plus. 

Mais à la légende de Marie-Madeleine s'est ajoutée celle de Marie des Bois. C'était une vierge d'âme limpide et de corps frêle, venue on ne sait d'où et que l'Esprit poussait à fuir le monde et ses laideurs, pour vivre dans la solitude, comme les anachorètes de la Thébaïde. Cheminant à travers bois, elle aboutit un jour à cette chapelle dont la voûte s'était effondrée. C'est là qu'elle vécut, insensible aux hivers rigoureux, au gel et à la neige. 
Elle vivotait de presque rien, oubliant de dormir, oubliant de manger La nuit elle priait dans la chapelle en ruines et le matin, on aurait pu la voir monter sur la Pierre du Jour, extatique, perdue dans une telle contemplation que les oiseaux venaient se poser sur sa tête et ses mains sans qu elle fît un geste pour les écarter. Et par miracle, au long des plus rigoureux hivers, quand la neige couvrait l'Assise de son linceul épais, dans l'Ermitage de Marie des Bois, elle ne tombait jamais. Les flocons blancs, lorsqu'elle se déplaçait pour ses oraisons, dansaient autour de sa tête comme une auréole, sans toucher sa tunique. Ils respectaient de même l'endroit où elle priait, si bien que les frimas ne l'incommodaient jamais. Cette vie mortifiée, cette vie de Légende Dorée se poursuivit trente années sans défaillance. Les montagnards qui l'avaient d'abord prise pour une sorcière la vénéraient comme un ange du Bon Dieu et lui amenaient leurs enfants malades pour qu'elle les bénît. Elle vieillit, gardant sa silhouette jeune, ayant réduit son corps en servitude à tel point qu'il semblait soustrait aux lois de la pesanteur; on la voyait flotter sur les brins d herbe que ses pieds nus effleuraient à peine. Un matin, on ne la revit plus et le bruit se répandit aux pays d'alentour que son corps avait été enseveli par des anges. 

On raconte aussi qu'au XVIe siècle un ermite vint se construire au flanc de la chapelle abandonnée, une hutte de branchages. Il creusa même un puits et vécut dans la contemplation et la prière jusqu'au jour où des pâtres l'assassinèrent, persuadés qu'il jetait des sorts à leur troupeau.* 
*Pour plus de détails sur cette légende, consulter le texte de Francis Pérot et Jehan des Molières, consacré à Jehan l'Hermite

Des siècles ont passé. On ne voit plus sur la montagne ni saintes baignées d'azur, ni bel-les bergères habillées d'argent, ni fées, Urgèle ou Mélusine, emmenant avec un simple fil quelque beau sire dompté magiquement et transformé en agnelet. Mais quand revient l'été torride, des campeurs en grand nombre montent dans les bois de l'Assise chercher l'ombre et le frais. Ils n'accordent qu'un bref regard à l'oratoire croulant, se penchent un instant sur le puits de l'ermite, qui n'évoque rien pour eux et, sans éprouver la nostalgie d'un passé qu'ils ne 

soupçonnent même plus, goûtent la saveur aigrelette des airelles, cueillent la fraise des bois exquise et parfumée, font une provision d'arnica et redescendent heureux d'une journée de grand air, sans avoir un instant songé aux géants, aux princesses captives, à ces beaux chevaliers qui délivraient leur dame prisonnière d'un manoir enchanté.

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